23

 

Il ne dormit que par à-coups pendant la traversée du Pacifique. Quatorze heures de vol, le nez collé au hublot de sa place en classe économique, il fut incapable de dormir plus d'un quart d'heure à vingt minutes d'affilée avant que certaines images de sa fille et la culpabilité que lui inspirait la situation dans laquelle elle se trouvait ne le submergent et ne finissent par le réveiller en sursaut.

En agissant trop vite pour pouvoir penser, toute la journée durant il avait réussi à maîtriser sa peur, sa culpabilité et ses récriminations brutales. Tout cela, il avait pu le mettre de côté parce que l'action était plus importante que ce qui le plombait. Mais là, sur le vol Cathay Pacific 883, il ne pouvait plus courir à droite et à gauche. Il savait qu'il avait besoin de dormir pour être frais et dispos, et prêt à affronter la journée qui l'attendait à Hong Kong. Mais dans l'avion il était coincé et ne pouvait plus mettre sa peur et sa culpabilité de côté. L'angoisse le dévorait. Il passa les trois quarts du trajet assis dans la pénombre à regarder droit devant lui en serrant fort les poings tandis que l'appareil se ruait dans la nuit vers l'endroit où Madeline était cachée. Cela rendait son sommeil agité, voire impossible.

Les vents contraires étant plus faibles que prévu, l'avion prit de l'avance et atterrit à l'aéroport de Lantau Island à quatre heures cinquante-cinq du matin. Bosch se fraya brutalement un passage au milieu des passagers qui descendaient leurs affaires des coffres à bagages et gagna l'avant de la cabine. Il n'avait emporté qu'un

petit sac à dos contenant ce qu'il pensait pouvoir l'aider à trouver et sauver sa fille. Dès que la porte fut ouverte, il fonça et prit la tête des voyageurs qui se dirigeaient vers le contrôle des douanes et de l'immigration. La peur s'empara de lui lorsqu'il approcha du premier point de contrôle - un scanner thermique pour identifier les passagers ayant de la fièvre. La culpabilité qui le brûlait s'était-elle muée en fièvre ? Allait-on l'arrêter avant même qu'il puisse entamer la mission la plus importante de toutes?

Il jeta un coup d'œil à l'écran de l'appareil en passant. Il vit les silhouettes des voyageurs s'y transformer en fantômes bleus. Pas de taches rouges qui disent tout. Pas de fièvre. Du moins pour l'instant.

Au contrôle des passeports, l'inspecteur feuilleta le sien et remarqua les tampons d'entrée et de sortie signalant les nombreux séjours qu'il avait faits à Hong Kong les six dernières années. Puis il vérifia quelque chose sur son écran que Bosch ne pouvait voir.

- Vous travaillez à Hong Kong, monsieur Bosch ? lui demanda-t-il.

Dieu sait comment il avait réussi à massacrer la seule et unique syllabe de son nom de famille et l'avait appelé Botch1

- Non. Ma fille habite ici et je viens la voir assez souvent. L'inspecteur remarqua le sac à dos jeté sur son épaule.

- Vous avez enregistré des bagages ?

-Non, je n'ai pris que ça. C'est juste un aller-retour.

L'inspecteur hocha la tête et baissa à nouveau le nez sur son ordinateur. Bosch savait ce qui allait se produire. Chaque fois qu'il arrivait à Hong Kong, l'inspecteur de l'immigration voyait qu'il appartenait aux forces de l'ordre et lui ordonnait de prendre la file des passagers à fouiller.

- Avez-vous pris votre arme avec vous ?

-Non, répondit Bosch d'un ton las. Je sais que c'est interdit. L'inspecteur entra quelque chose dans son ordinateur et, comme prévu, lui demanda d'attendre qu'on fouille son sac. Ce serait

 

1. « Saboter » ou « bâcler » en anglais. (NdT.)

 

encore un quart d'heure de gâché, mais il resta calme. Atterrir en avance lui avait fait gagner une demi-heure.

Le deuxième inspecteur fouilla lentement son sac et jeta des regards curieux aux jumelles et à d'autres objets qu'il avait apportés, y compris l'enveloppe bourrée de fric. Mais rien de tout cela n'était illégal. Lorsqu'il eut fini, il demanda à Bosch de passer sous un détecteur de métaux et tout fut dit. Bosch se dirigea vers le terminal des bagages et repéra un bureau de change ouvert malgré l'heure matinale. Il s'approcha du comptoir, sortit l'enveloppe pleine de liquide de son sac et informa la femme derrière la vitre qu'il avait besoin de changer 5 000 dollars US en dollars de Hong Kong. C'était sa réserve anti-tremblement de terre, celle qu'il cachait dans le coffre de sa chambre où il gardait son arme. Il avait compris la leçon lorsqu'un tremblement de terre avait secoué L.A. et gravement endommagé sa maison en 1994. Le liquide est roi. Ne partez jamais sans lui. Et maintenant l'argent qu'il avait planqué pour ce genre de crise allait peut-être l'aider à en surmonter une autre. Le taux de change étant légèrement inférieur à 8 contre 1, ses 5 000 dollars américains se muèrent en 38 000 dollars hongkongais.

Il empocha son argent et se dirigea vers les portes de sortie situées à l'autre bout du terminal des bagages. La première surprise de sa journée fut de voir Eleanor Wish qui l'attendait dans le grand hall. Elle se tenait à côté d'un homme en costume qui avait adopté la posture jambes écartées de garde du corps. Elle lui fit un petit geste de la main au cas où il ne l'aurait pas remarquée. Il vit tout de suite le mélange de douleur et d'espoir sur son visage et dut baisser les yeux en approchant d'elle.

- Eleanor, dit-il. Je ne...

Elle l'attira à lui en un enlacement rapide et gauche qui mit aussitôt fin à sa phrase. Il comprit ce qu'elle lui disait : les reproches et les récriminations seraient pour plus tard. Il y avait des choses plus importantes à faire tout de suite. Elle s'écarta de lui et lui montra l'homme en costume.

- Je te présente Sun Yee, dit-elle.

L'homme salua Bosch d'un hochement de tête, lui serra légèrement la main, mais garda le silence. Aucune aide de ce côté-là. Bosch allait devoir s'en tenir au nom que lui avait donné Eleanor. Il devait approcher de la cinquantaine. L'âge d'Eleanor. Petit, mais fortement charpenté. Ses bras et sa poitrine tendaient son costume en soie au maximum. Il portait des lunettes de soleil, bien qu'on fût encore loin de l'aube.

Bosch se tourna vers son ex.

- C'est lui qui va nous conduire ? demanda-t-il.

- C'est lui qui va nous aider, le reprit-elle. Il fait partie de la sécurité du casino.

Bosch acquiesça. Un mystère venait de trouver sa solution.

- Il parle anglais ?

- Oui, je parle anglais, répondit l'homme.

Bosch l'étudia un instant, puis il regarda Eleanor et lut sa détermination sur son visage. C'était une expression qu'il lui avait vue bien des fois quand ils vivaient ensemble. Elle ne permettrait aucune dispute sur ce point. Que Bosch ne veuille pas du bonhomme et il serait seul.

Bosch savait que si les circonstances l'exigeaient, il pourrait très bien se séparer d'eux et se débrouiller seul dans la ville. C'était même ce à quoi il s'attendait en partant. Cela dit, il ne voyait aucun inconvénient à suivre le plan d'Eleanor pour l'instant.

- Tu es bien sûre de vouloir faire comme ça ? lui demanda-t-il. J'avais prévu de travailler en solo.

- C'est aussi ma fille, lui renvoya-t-elle. Où que tu ailles, je serai avec toi.

- Très bien.

Ils commencèrent à marcher vers les portes de verre donnant sur l'extérieur. Bosch laissa Sun Yee prendre de l'avance afin de pouvoir parler en privé avec son ex. Malgré la tension qui se lisait clairement sur son visage, pour Bosch elle était toujours aussi belle. Elle avait noué ses cheveux en arrière dans le style on-ne-plaisante-pas. Cela accentuait le côté pur et décidé de sa mâchoire. Si peu qu'il la voyait et quelles que soient les circonstances, il n'arrivait jamais à la regarder sans songer à tout ce qui aurait pu être. Le cliché était plus qu'usé, mais Bosch avait toujours pensé qu'ils étaient faits pour vivre ensemble. Leur fille les liait à jamais, mais pour lui cela ne suffisait pas.

- Bon, alors tu me dis où on en est ? lui lança-t-il. Je me suis tapé presque quinze heures d'avion. Y a-t-il du neuf de ce côté-ci du Pacifique ?

Elle fit oui de la tête.

- Hier, j'ai passé quatre heures au centre commercial, dit-elle. Je devais être à la sécurité quand tu m'as appelée de l'aéroport et m'as laissé un message. Je ne devais pas avoir de signal, ou alors je n'ai tout simplement pas entendu l'appel.

- Ne t'inquiète pas pour ça. Qu'est-ce que tu as trouvé ?

- Ils ont une vidéo où on la voit avec le frère et la sœur. Quick et Lui. Tout ça est filmé de loin. Pas moyen de les identifier vraiment, sauf Mad. Je pourrais la reconnaître n'importe où.

- Est-ce que ça montre l'enlèvement ?

- Il n'y a pas eu enlèvement. Ils traînaient ensemble, essentiellement au restaurant du centre commercial. Quick a allumé une cigarette et quelqu'un s'est plaint. La sécurité est entrée en scène et l'a jeté. Et Madeline est partie avec eux. Volontairement. Et ils ne sont jamais revenus.

Bosch hocha la tête. Il voyait bien ce qui s'était passé. Tout pouvait avoir été calculé pour l'attirer dehors. Quick allume une cigarette en sachant parfaitement qu'il va se faire virer du centre et que Madeline partira avec eux.

- Autre chose ?

- Non, c'est tout pour le centre commercial. Quick y est connu des services de sécurité, mais ils n'ont ni dossier ni quoi que ce soit sur lui.

- Quelle heure était-il quand ils sont sortis ?

- Six heures et quart.

Bosch fit le calcul. Ça s'était donc passé vendredi. Sa fille avait quitté le champ de l'enregistrement vidéo du centre commercial presque trente-six heures plus tôt.

- À quelle heure commence-t-il à faire nuit ici ?

- Vers huit heures. Pourquoi ?

- La vidéo que j'ai reçue a été prise en plein jour. Ce qui fait que moins de deux heures après avoir quitté le centre avec eux, elle s'est retrouvée à Kowloon, où ils l'ont filmée.

- Harry, dit-elle, cette vidéo, je veux la voir.

- Je te la montrerai dans la voiture. Tu dis avoir reçu mon message. As-tu appris des choses sur les plates-formes d'atterrissage d'hélicoptères à Kowloon ?

Elle acquiesça d'un signe de tête.

- J'ai appelé le chef des transports de clients au casino. D'après lui, il y en a sept de disponibles. J'en ai la liste.

- Bien. Lui as-tu dit pourquoi tu voulais cette liste ?

- Non, Harry. Fais-moi un peu confiance, tu veux ?

Bosch la regarda, puis il jeta un coup d'œil à Sun qui avait maintenant plusieurs mètres d'avance sur eux. Eleanor comprit le message.

- Sun Yee n'est pas comme tout le monde. Il sait ce qui se passe. Je l'ai mis dans le coup parce que je peux lui faire confiance. Il y a trois ans qu'il veille sur moi au casino.

Bosch hocha la tête. Son ex avait beaucoup de valeur pour le Cleopatra Resort and Casino de Macao. La direction lui payait son appartement et l'amenait de chez elle en hélicoptère afin qu'elle joue contre les clients les plus riches du casino. La sécurité - en la personne de Sun Yee - faisait partie du deal.

- Ouais, bon, c'est dommage qu'il n'ait pas veillé aussi sur Maddie, dit Bosch.

Eleanor s'arrêta net et se tourna vers lui. Inconscient de ce qui se passait, Sun continuait d'avancer.

- Écoute, dit-elle en se collant sous son nez, tu as envie qu'on commence par là maintenant ? Parce que si tu veux, moi, ça ne me gêne pas. On pourra parler de Sun Yee et aussi de toi et de la façon dont ton travail a foutu ma fille dans ce... ce...

Elle ne finit pas sa phrase. Au lieu de ça, elle attrapa brutalement Bosch par la veste et se mit à le secouer de toute la force de sa colère jusqu'au moment où elle le prit dans ses bras et fondit en larmes. Bosch posa la main dans son dos.

- Notre fille à tous les deux, Eleanor, dit-il. Notre fille, Eleanor, et nous allons la retrouver.

Sun remarqua qu'ils n'étaient plus avec lui et s'arrêta. Et jeta un coup d'œil à Bosch, ses yeux cachés derrière ses lunettes noires. Toujours tenu par Eleanor, Bosch lui fit signe d'attendre un instant et de rester à l'écart.

Eleanor finit par reculer et s'essuya les yeux et le nez du revers de la main.

- Surtout ne pas se démonter, Eleanor. Je vais avoir besoin de toi.

- Arrête de dire ça, tu veux ? Je ne vais pas me

 « démonter ». Par où commence-t-on ?

- As-tu la carte du MTR1 que je t'ai demandée ?

- Oui. Elle est dans la voiture.

- Et la carte de visite de la Causeway Taxi ? Tu as

 vérifié ?

- Pas besoin. Sun Yee était déjà au courant. Il est de notoriété publique que les trois quarts des compagnies de taxis engagent des membres des triades. Ces types-là ont besoin de boulots réglementaires pour éviter les soupçons et ne pas se faire remarquer par les flics. La plupart d'entre eux achètent des licences et font des courses de temps à autre pour se couvrir. Si ton suspect avait la carte du patron de la flotte, c'est probablement parce qu'il allait lui demander un boulot en arrivant ici.

- Es-tu allée à l'adresse indiquée ?

- Nous sommes passés devant hier soir, mais c'est juste un dépôt de taxis. C'est là que les voitures font le plein et sont nettoyées, et là aussi que les chauffeurs sont dispatchés au début du service.

- As-tu parlé au patron ?

- Non. Je n'ai pas voulu faire un truc comme ça sans t'en parler. Mais comme tu étais dans l'avion... Sans compter qu'à mon avis ça ne mènera à rien. C'est juste un type qui allait filer du boulot à Chang. Rien de plus. C'est ce qu'il fait pour les triades. Il y a peu de chances qu'il se mêle d'enlèvements. En plus, si par hasard il était mêlé à celui-là, il ne parlerait pas.

Bosch songea qu'elle avait probablement raison, mais se dit que ce type était quelqu'un qu'il ne faudrait pas oublier si jamais ce qu'ils allaient tenter pour localiser leur fille ne donnait rien.

- Bien, dit-il. Quand va-t-il faire jour ?

Comme si elle voulait jauger sa réponse à la couleur du ciel, Eleanor se tourna pour regarder de l'autre côté de l'énorme mur de verre qui délimitait le grand hall. Bosch jeta un coup d'œil à sa montre. Il était déjà six heures moins le quart et cela faisait presque une heure qu'il était à Hong Kong. Le temps semblait déjà filer trop vite.

- Dans un peu plus d'une heure, dit-elle. Il acquiesça.

- Et pour le flingue ?

Elle hocha la tête, l'air d'hésiter.

- Si tu es sûr d'en vouloir un, Sun Yee sait où tu pourras t'en procurer. À Wan Chai.

Bosch acquiesça de nouveau. C'était évidemment là qu'il en trouverait un. Wan Chai était l'endroit où les bas-fonds de Hong Kong affleuraient à la surface. Bosch n'y était pas revenu depuis qu'il y était allé en permission pendant la guerre du Vietnam, quarante ans plus tôt. Mais il savait qu'il y a des choses et des lieux qui ne changent pas.

- Bon, allons à la voiture. On perd du temps.

Ils franchirent les portes automatiques, Bosch étant alors assailli par un air chaud et humide qu'il sentit se coller à lui.

- Par où commence-t-on ? demanda Eleanor. Par Wan Chai ? - Non, par le pic. C'est de là qu'on partira.

 

1. Metropolitan Transportation Railway. (NdT.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les neuf dragons
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